RHÉTORIQUEURS (GRANDS)

RHÉTORIQUEURS (GRANDS)
RHÉTORIQUEURS (GRANDS)

Le nom de grands rhétoriqueurs a été donné, au XIXe siècle, par les historiens de la littérature, à un groupe de poètes qui firent carrière auprès des ducs de Bourgogne, de Bretagne, de Bourbon et auprès des rois de France entre 1450-1460 et 1520-1530 environ. Pourtant cette désignation reste imprécise: les dix ou douze personnages auxquels on l’applique ordinairement ne formèrent jamais une école, quoique des liens d’amitié et d’admiration mutuelles eussent établi entre la plupart d’eux un réseau complexe, et assez lâche, de relations. Du moins tous participèrent-ils à une esthétique commune: celle-ci, rejetée et tournée en ridicule par la génération de 1530-1550, tomba dès lors dans un discrédit profond, d’où les érudits modernes ne firent rien pour la tirer. Fondée sur l’exploitation systématique des ressources formelles du langage, la poésie des grands rhétoriqueurs passa généralement pour virtuosité creuse, amphigouri, enflure. On commence aujourd’hui à en mieux comprendre l’intérêt et l’importance historique: on y discerne la première manifestation en langue française du baroque européen.

Situation historique

D’origine bourgeoise ou de petite noblesse, certains clercs, d’autres juristes, les grands rhétoriqueurs vécurent des libéralités des princes dont ils avaient pour fonction de narrer les hauts faits (plusieurs d’entre eux furent, en même temps que poètes, chroniqueurs), de célébrer les louanges, de soutenir en propagandistes la politique, ou d’agrémenter la vie de cour. Liés par leur profession à la classe aristocratique dirigeante, mais dans une dépendance économique souvent totale envers le prince, les rhétoriqueurs se situent, dans l’odre poétique, par rapport à leurs prédécesseurs médiévaux, comme la noblesse du XVe siècle par rapport à l’ancienne féodalité: même attachement aux formes traditionnelles, mais même scepticisme de fait envers leur contenu; même sentiment d’universelle ambiguïté, générateur d’effroi ou, plus souvent encore, d’ironie. La poésie des rhétoriqueurs est ainsi traversée sur tous les plans (du choix des thèmes à la pratique de la versification) de tensions, du reste inégalement accusées: très fortes chez Jean Molinet (actif de 1460 à 1507), le plus grand de tous, ou chez Jean Lemaire de Belges (actif de 1495 à 1515), son élève; plus faibles chez Jean Marot (1500-1525), père de Clément, ou chez Jean Bouchet (1495-1550).

Dans son ensemble, cette poésie apparaît comme une tentative pour porter jusqu’à l’extrême limite de leurs possibilités les techniques littéraires, les schèmes intellectuels ou affectifs et la topique du Moyen Âge, comme une volonté de les faire éclater par sursaturation: elle ne crée en apparence rien de vraiment nouveau, mais elle fait proliférer de telle manière formes et thèmes hérités, elle leur confère une telle exubérance qu’il fut, concrètement, impossible d’aller plus loin; c’est pourquoi l’expérience tourna court. On pourrait relever en cela une lointaine analogie entre cette expérience et les recherches des alchimistes dans le «grand œuvre»: la quête d’une transmutation finale. D’une telle alchimie poétique, opérant sur la matière traditionnelle, le principe actif s’appelle rhétorique seconde, art des vers considéré comme procès de transmutation de la rhétorique première sous l’impact des nombres et du rythme. D’où la richesse d’ornementation stylistique en même temps que, dans l’ordre de la composition, la subtilité des harmonies dont témoignent autant la prose que les vers des grands rhétoriqueurs: la frontière même entre prose et vers devient souvent floue chez eux; et c’est dans les amples narrations allégoriques, mêlées de prose rythmée (parfois rimée) et de vers, qu’un Molinet, un Lemaire atteignent le sommet de leur art. Les subtilités techniques de celui-ci apparaissent aux rhétoriqueurs comme une conquête: un savoir nouveau, inouï, était à leurs yeux impliqué dans la formalisation poétique qu’ils pratiquaient.

Ambiguïté

L’œuvre des grands rhétoriqueurs apparaît ainsi animée de mouvements virtuellement contradictoires, dont l’origine s’explique, pour l’essentiel, par la situation de ces poètes. Asservis à leurs patrons, ils s’efforcent de rompre, de l’intérieur, et de manière quasi clandestine, ce lien. Mais comment le faire, sinon par la manipulation du langage, seule matière qui leur appartînt vraiment? D’où les raffinements de la versification, la complexité des jeux de sons et de mots, la recherche de l’image rare, qui font triompher dans leurs poèmes l’équivoque, la pluralité des significations, mêlent à l’exposé d’un thème sa parodie en contrepoint.

D’où parfois, pour nous, des difficultés de lecture, mais aussi l’impression de découvrir chez les grands rhétoriqueurs les lointains précurseurs des tentatives plus récentes de déconstruction du langage. Pourtant, ils ne se sont jamais donnés eux-mêmes comme des révoltés, ils n’ont jamais donné leur poésie comme une dénégation. Ils diffèrent par là de Villon, contemporain de Meschinot et de Molinet, dont bien d’autres traits les rapprochent. Sous le couvert d’un conformisme affiché les rhétoriqueurs opèrent néanmoins une rupture de fait avec les raisons de ce conformisme. Aux alentours de 1500, c’étaient eux qui portaient les couleurs de la «modernité», trahissant, sous les formules d’humilité à quoi les invitait le protocole, la contradiction qu’ils ressentaient entre la haute idée qu’ils se faisaient de leur fonction de manœuvriers du verbe et l’étroitesse du clavier thématique imposé par la cour. Ce que tentèrent les grands rhétoriqueurs, c’est un effort (plus ou moins intentionnel) pour repersonnaliser le rapport de l’écrivain à son écriture: effort de valorisation de l’individu qui se rattache au vaste mouvement de l’humanisme.

Le XVe siècle finissant fut l’âge de la fête (populaire, d’église, de cour); mais la fête comporte deux aspects: ou bien elle prend la forme du carnaval, bouleversement fictif de ces apparences, cérémonial inversé, libérateur. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’œuvre des grands rhétoriqueurs. Elle est une partie de la fête de l’ordre, dont elle porte la parole; mais, par le moyen des ambiguïtés qu’elle ne cesse de véhiculer, elle est aussi carnaval, introduisant dans le discours de l’ordre des jeux qui, sans provocation bruyante, en dissocient les éléments.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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